L’Évaluateur, officier municipal méconnu
En collaboration : M. Bernard Côté, directeur du Service de l’évaluation Ville de Montréal et Me Alexandre Macbeth, Service des Affaires juridiques Ville de Laval
Pour nous tous, professionnels de l’évaluation foncière, le rôle que nous jouons dans la fonction municipale est clair et son importance dans le système d’impôt foncier québécois nous apparaît centrale.
Cependant, le rôle de l’évaluateur comme officier municipal est méconnu du grand public, et parfois même de nos organisations. Nous avons l’impression que l’évaluateur n’est pas apprécié à sa juste valeur.
Pourtant, ce n’est pas d’hier que la législation confie à l’évaluateur un rôle unique et officiel dans les organisations municipales. Voyons le rôle de l’évaluateur dans les organisations municipales et l’étendue des pouvoirs et responsabilités que lui confère la législation.
Le véritable rôle de l’évaluateur dans la fiscalité municipale
Comme évaluateur, nous sommes directement liés au processus d’impôt foncier et nous sommes souvent associés à ce rôle un peu ingrat de la perception des taxes foncières. Notre contribution aux finances municipales est bien réelle, que ce soit en matière de taxation, de stabilisation de l’assiette foncière ou de son optimisation. Cependant, le véritable rôle de l’évaluateur m’apparaît plus noble.
L’évaluateur a comme mission première de constituer et maintenir une base de répartition de la charge d’impôt foncier la plus équitable possible, en fonction du principe établi dans notre législation, à savoir la valeur réelle des immeubles. Dans sa mission, l’évaluateur doit agir pour et au nom de l’ensemble des propriétaires, lesquels lui confient la tâche d’assurer cette équité, en toute impartialité, au bénéfice de tous.
D’ailleurs à cet effet, l’évaluateur prête serment devant le greffier, en vertu de l’article 30 de la LFM.
« 30. Avant d’entrer en fonction, l’évaluateur de l’organisme s’engage sous serment, devant le greffier de celui-ci, à remplir ses fonctions impartialement et suivant la loi. Si l’évaluateur est une société ou une personne morale, l’engagement est pris de sa part par l’associé, l’administrateur ou l’employé désigné en vertu de l’article 21. » — 1979, c. 72, a. 30; 1991, c. 32, a. 21; 1999, c. 40, a. 133.
La portée de ce serment n’est pas à négliger et est centrale pour la fonction d’évaluateur.
Nous savons par ailleurs que la valeur totale du rôle d’évaluation que nous déposons n’a pas nécessairement d’impact sur les revenus fonciers que peut percevoir la Ville, le taux d’imposition étant généralement ajusté proportionnellement à la variation de l’ensemble des valeurs. Le dépôt d’un nouveau rôle est d’abord et avant tout un exercice permettant de mettre à jour la base de répartition de l’impôt foncier pour assurer le maintien de l’équité.
L’optimisation de la base de taxation est réalisée lorsque l’évaluateur peut, notamment, mettre le rôle à jour pour y ajouter la valeur de tous les nouveaux bâtiments et toutes les améliorations réalisées sur le territoire. L’exercice permet certes d’augmenter les revenus fonciers, mais il s’agit d’abord d’un geste visant à maintenir l’équité fiscale. On veut par exemple éliminer les cas où un immeuble rénové a la même valeur que le voisin qui ne l’est pas.
L’évaluateur contribue aussi à stabiliser l’assiette fiscale en déposant des valeurs les plus justes possibles et par la défense de ces valeurs dans le cadre du processus de contestation. Là encore, le principe qui guide l’évaluateur est celui de la recherche de la valeur réelle et le souci de l’équité.
La mission première de l’évaluateur est donc toujours liée à la recherche de l’équité dans la distribution de la charge de taxes entre les contribuables.
Pour accomplir cette mission, l’évaluateur doit bénéficier d’un certain nombre de pouvoirs particuliers dans les organismes municipaux, ce que la législation lui reconnaît depuis longtemps déjà.
Un peu d’histoire
En mettant de l’ordre dans mon bureau récemment, je suis tombé par hasard sur une photo. La photo est intitulée : « Bureau des évaluateurs, Ville de Montréal 1924 (Photo de présentation) ». Prise il y a exactement 100 ans devant l’immeuble de la Cour municipale de Montréal, elle témoigne que la profession ne date pas d’hier… et que le code vestimentaire a évolué!
Alain Raby dans l’ouvrage Histéval a bien décrit le développement de l’évaluation foncière au Québec, ses fondements juridiques et les premières références aux praticiens de l’évaluation foncière, qu’on a successivement appelé cotiseurs, percepteurs, estimateurs et finalement évaluateurs.
Selon les recherches de Monsieur Raby, la pratique généralisée de l’évaluation foncière municipale prendrait origine dans une loi de 1855 où l’on retrouve pour la première fois une section intitulée « Estimateurs et évaluation ».
Dans cette loi, la nomination des estimateurs est une obligation qui relève du conseil municipal et requiert au titulaire de prêter serment. Dès lors, on juge la fonction suffisamment importante pour qu’elle soit définie dans la loi et l’on accorde à « l’estimateur » un rôle officiel et central dans le fonctionnement des organismes locaux.
Le rôle et les responsabilités de l’évaluateur dans le système d’impôt foncier s’est précisés dans les lois et règlements qui ont suivis, du Code municipal de 1871 à la Loi sur l’évaluation foncière en 1972. Par exemple, selon la Loi des cités et villes (1903) :
– Les estimateurs sont nommés par le Conseil;
– Peuvent visiter et examiner, toute propriété immobilière, y compris l’intérieur;
– Doivent signer le rôle d’évaluation qu’ils ont dressé;
– Doivent déposer le rôle au bureau du Conseil.
– En 1960, les chartes des villes de Montréal et de Québec prévoient la création – par la loi – d’un service permanent d’estimation, dirigé par un chef de service.
– Dans la Loi sur l’évaluation foncière de 1972, on retrouve la majorité des dispositions qui étaient dans la LCV et le Code municipal. De plus, la loi :
– Oblige l’instauration de la fonction d’« Évaluateur » comme personne responsable de la confection et de la tenue à jour de tout rôle d’évaluation.
– Introduis le permis d’évaluateur municipal, décerné par la CMQ, comme condition d’exercice de la fonction d’évaluateur.
– Transfert du greffier, ou du Conseil municipal, à l’évaluateur, la responsabilité de modifier le rôle, par l’émission du « certificat de l’évaluateur ».
L’évaluateur est ainsi doté de pouvoirs et d’obligations à caractère officiel dans le fonctionnement des organisations municipales.
Pouvoirs et responsabilités de l’évaluateur
dans les lois et statuts actuels Voyons maintenant ce que le cadre législatif actuel nous indique sur les pouvoirs et responsabilités de l’évaluateur.
En examinant la Loi sur la fiscalité municipale qui nous régit aujourd’hui, je constate que le mot « Évaluateur » y est mentionné pas moins qu’à 123 reprises.
L’article 14 prévoit que : « la municipalité fait dresser un rôle par SON évaluateur », ce qui établit dès lors le caractère unique de la fonction pour l’organisme. Les pouvoirs et responsabilités qui confèrent un rôle unique à l’évaluateur sont ainsi formulés :
– Pouvoirs d’inspection et de collecte d’information sur les immeubles (Art. 16 à 18)
– Obligation d’être membre de l’Ordre des évaluateurs agréés du Québec (Art. 22)
– Obligation de prêter serment (Art. 30)
– Obligation d’équilibrer le rôle (Art. 46.1) – pour assurer l’équité des valeurs
– Obligation de signer le rôle et de le déposer au bureau du greffier (Art. 70)
– Garde du rôle (Art. 78 et 79)
– Expédition des avis d’évaluation, sur délégation du greffier (Art. 82.1)
– Administration du processus de réception des demandes de révision, sur délégation du greffier (Art. 138.2.1)
– Modification du rôle par signature d’un certificat et sa transmission au greffier (Art. 176 et 179)
– Établissement de la proportion médiane du rôle, laquelle sera utile dans bon nombre de programmes gouvernementaux, laquelle est communiquée au ministre (Art. 264)
On constate que l‘évaluateur agit souvent en délégation de responsabilités qui reviendraient normalement au greffier, ce qui en dit long sur le caractère officiel des gestes qu’il pose. Les pouvoirs, responsabilités et fonctions des évaluateurs municipaux trouvent aussi d’autres sources dans certaines organisations. Par exemple, à Montréal, le Règlement intérieur du comité exécutif sur la délégation de pouvoirs aux fonctionnaires et employés stipule que :
« […] la décision d’en appeler d’une décision ou d’un ju-gement ou d’intenter un pourvoi en contrôle judiciaire en révision d’un jugement est déléguée au directeur de service – Évaluation foncière, lorsqu’une décision ou un jugement a pour effet de modifier une inscription au rôle d’évaluation foncière d’agglomération ».
Il y a certainement d’autres exemples du genre parmi les différentes villes du Québec. Les tribunaux se sont exprimés sur la portée des pouvoirs de l’évaluateur. La Cour du Québec, dans l’affaire Ville de Laval c. Société en commandite Les investissements MNK et 9431-5579 Québec inc., 2024 QCCA675, dit ceci :
« [..] [[25] Cela dit, l’évaluateur est un officier public impartial et indépendant des autorités municipales ayant pour principales fonctions la confection et la tenue à jour du rôle d’évaluation d’une municipalité. »
Dans cette affaire, le juge Boutin écrit aussi ceci dans une note de bas de page (note 13, page 6) :
« Certains fonctionnaires dont les pouvoirs sont définis par la loi échappent entre autres au contrôle du conseil municipal ou du comité exécutif pour l’exécution des tâches qui leur sont confiées par la législation municipale, n’étant pas assujetti à un lien de subordination – voir : Jean Hétu, Yvon Duplessis et Lise Vézina, Droit municipal : principes généraux et contentieux, vol. 1, « Section 5.1 – la nomination des « officiers municipaux », Brossard, Publications CCH, 2003 (feuilles mobiles, mise à jour au 16 août 2023), paragr. 5.2 et 5.3. »
Dans une autre affaire, à savoir Martine Tessier c Saint-Jérôme (Ville), 2013, on trouve le passage suivant :
« [11] L’évaluateur est un officier public indépendant de la Ville et du conseil de ville; c’est lui qui a la responsabilité de confectionner le rôle d’évaluation et d’en effectuer la tenue à jour. Les inscriptions INR qui font l’objet de contestation relèvent donc de lui, de lui seul. »
L’indépendance et l’impartialité de l’évaluateur sont ici soulignées.
Compétences de l’évaluateur
Autre élément à l’actif des évaluateurs : leur compétence. Dès 1972, avec la Loi sur l’évaluation foncière, le législateur cherche à renforcer le principe d’uniformité des pratiques d’évaluation foncière et instaure le permis d’évaluateur municipal, décerné par la CMQ à l’époque.
Aujourd’hui, la Loi sur la fiscalité municipale exige que l’évaluateur signataire du rôle soit membre de l’Ordre des évaluateurs agréés du Québec.
À titre de membre de l’Ordre, l’évaluateur est soumis à un code de déontologie qui lui impose des règles et obligations très strictes d’indépendance et de désintéressement dans l’exécution de son mandat.
De plus, l‘Ordre impose des normes de pratiques professionnelles spécifiques à l’exercice de l’évaluation municipale. L’évaluateur doit ainsi s’assurer que les rôles d’évaluation foncière atteignent les objectifs de qualité souhaités. L’application de normes professionnelles rigoureuses combinées à l’engagement pris en prêtant serment devant le greffier consacre le haut niveau d’intégrité requis pour agir à titre d’évaluateur.
Place des évaluateurs dans les organisations
Malgré les larges pouvoirs qu’on lui accorde, nous avons parfois l’impression que le rôle de l’évaluateur n’est pas reconnu à la hauteur de ses responsabilités par le public, mais aussi par les organisations municipales.
Est-ce que l’évaluateur jouit de l’indépendance requise pour jouer pleinement son rôle? Son indépendance d’action est-elle réelle et apparente?
En examinant le tableau ci-dessous, il faut reconnaître que cette apparence d’indépendance est mise à mal dans un certain nombre de villes où l’évaluateur relève des finances.
Notez que la situation de l’évaluation foncière à Montréal est nouvelle. Une récente modification administrative a relégué l’évaluation foncière de « Service » relevant d’une Direction générale adjointe (DGA), à une « Direction » relevant du Service des finances, qu’on a renommé Service des finances et de l’évaluation foncière. L’évaluation a toujours sa mission bien à elle et son importance est mise en évidence dans le nom du Service, ce qui est digne de mention et traduit la pratique établie.
En effet, mon expérience à la Ville de Montréal est rassurante. En 10 ans de pratique à titre de signataire des rôles de l’agglomération de Montréal, je ne peux rapporter aucun événement où une pression indue s’est exercée pour orienter une de mes décisions. Je ne vois pas comment cette pratique bien établie pourrait changer dans le futur.
Bien que des événements faisant état de certaines pressions exercées par l’entourage des évaluateurs soient à l’occasion rapportés dans certaines organisations, il s’agit de cas isolés qui se butent à l’intégrité des évaluateurs.
Ainsi, malgré que l’apparence d’indépendance soit fragilisée dans certaines organisations, on ne peut pas conclure en l’absence d’indépendance d’action pour autant.
Est-ce suffisant pour éloigner le lien apparent entre la taxation et l’évaluation et distinguer le véritable rôle de l’évaluateur?
Peut-être pas, car en ce qui concerne l’indépendance d’action des évaluateurs, comme en matière de conflit d’intérêts, le problème est la perception plus que la réalité.
Conclusion
La revue de la législation passée nous indique que l’évaluateur s’est vu désigner une place importante dans les organisations municipales. L’évaluateur incarnait les objectifs et les vertus du système d’imposition foncière qui visent à répartir les contributions au financement des services municipaux de façon neutre, objective, équitable et transparente.
Bien que les principales dispositions législatives qui définissent le rôle et les responsabilités de l’évaluateur existent toujours, on peut avoir l’impression d’assister aujourd’hui à une certaine forme de dilution du statut que pouvait avoir l’évaluateur dans le système d’impôt foncier.
Illusion ou réalité?
Chose certaine, son rôle, souvent associé à la perception des taxes, est méconnu. La position qu’il occupe dans plusieurs organisa-tions où il relève du Service des finances n’aide pas la cause.
Cependant, les compétences et les pouvoirs requis pour exercer pleinement notre mission existent toujours dans la législation.
C’est à nous, évaluateurs, de mieux faire connaître notre rôle. L’AEMQ entend jouer un rôle de premier plan en cette matière. Pour ce faire, le plan d’action de l’AEMQ a identifié les objectifs suivants :
– Présence accrue dans les facultés universitaires et les collèges
– Plus large diffusion du Faisceau
– Produire et diffuser des capsules d’information sur le site WEB de l’Association
– Rédiger des articles destinés à des revues spécialisées du monde municipal
– Présence de l’Association sur les réseaux sociaux professionnels, dont LinkedIn
À nous, évaluateurs, de se faire ambassadeurs de notre profession.