1.1 Organisation territoriale et fiscale sous le Régime français

Présentation et sommaire

Pendant plus de 150 ans à partir du début du XVIIe siècle, la colonie de la « Nouvelle-France » s’est graduellement développée selon les règles du régime français de cette époque et l’organisation territoriale québécoise en a conservé des caractéristiques immuables. Bien qu’en comparaison, l’évaluation foncière municipale soit une discipline professionnelle très récente, il apparaît utile de rappeler l’essentiel de l’organisation immobilière, administrative et fiscale qui a alors été instaurée.

À l’origine, la Nouvelle-France est l’un des territoires destinés à approvisionner la mère-patrie, la France, en diverses ressources naturelles. À cette fin, l’organisation territoriale retenue est d’abord celle du régime seigneurial d’origine française, où la notion de propriété privée n’existe pratiquement pas. L’ajout de districts paroissiaux, fondés sur des motifs spirituels et sociaux, complète ce développement. De plus, notamment en raison de la forte centralisation des décisions autour du roi de France et de sa garde rapprochée, il n’existe à peu près pas d’autorité locale civile en Nouvelle-France, ni de participation citoyenne à l’administration publique, ni même de moyens formels de financement de services communs par les collectivités locales.

Le régime seigneurial

Version modifiée du modèle féodal français, le régime seigneurial de la Nouvelle-France est une structuration territoriale et sociale introduite en 1627. Son instauration est confiée par le roi de France à la Compagnie des Cent-Associés[1], quant à toutes les terres colonisées par la France. Le premier objectif de ce mode de lotissement généralisé consiste à donner un accès maritime direct à toutes les terres attribuées à ses sujets vivant en Nouvelle-France. Ses principales caractéristiques :

  • de vastes étendues de terres riveraines sont concédées (mais pas données) par le roi à des seigneurs, eux-mêmes responsables de leur mise en valeur, comme par la construction de routes et de moulins;
  • la dénomination des seigneuries rappelle le nom du seigneur ou une caractéristique naturelle;
  • le seigneur n’est pas forcément d’ascendance noble : certains sont issus de l’armée et d’autres seigneuries appartiennent directement au clergé;
  • le territoire de chaque seigneurie est typiquement découpé en longues bandes perpendiculaires aux cours d’eau, que le seigneur répartit entre les colons (aussi appelés « censitaires »), lesquels les défrichent, les exploitent et y construisent des bâtiments;
  • les terrains ainsi répartis ont des attraits variables: une zone commune près du rivage, derrière laquelle se trouve, au centre, la meilleure terre et le domaine du seigneur; de chaque côté et derrière encore, des terres agricoles attribuées aux colons et disposées sur plusieurs « rangs ».

Tout colon a une obligation de « corvée », soit une participation gratuite de quelques jours par an, répartis entre les saisons, aux travaux requis sur le domaine du seigneur. Ces travaux ont priorité sur ceux que le colon doit faire pour lui-même. Il doit également verser au seigneur le paiement du « cens », soit une redevance annuelle et perpétuelle sur le fonds de terre qu’il occupe.

Pour sa part, le seigneur – qui doit habiter son domaine pour bénéficier de la corvée – doit assurer au censitaire une possession juste et paisible du fonds de terre concédé. Sous l’autorité de l’Intendant du Roi, il voit notamment à l’entretien des voies de circulation (routes, ponts etc.) et au maintien de l’ordre sur le territoire de la seigneurie.

Le régime seigneurial de la Nouvelle-France demeure en application durant plusieurs années après la conquête britannique de 1763, alors qu’on y dénombre 220 seigneuries. À compter de 1791, la propriété des terres est graduellement remise aux colons par le Régime britannique et le régime seigneurial est légalement aboli en 1854.

Le régime « paroissial »

Le régime seigneurial de la Nouvelle-France encadre l’organisation matérielle de la seigneurie et la vie sociale – minimale – de ses habitants, sans comporter de véritable concentration ou village. La population est, de ce fait, dispersée sur un vaste damier formé par les différents « rangs » de la seigneurie.

Les premières générations de colons, venus de France, en ramènent l’idée de « paroisse » aux fins d’une consolidation de leur pratique religieuse, ce qui sert bien les intérêts des dirigeants ecclésiastiques et civils du début de la colonie. Ainsi, bien avant que les seigneuries soient complètement peuplées, ceux-ci conviennent de diviser la colonie en districts paroissiaux, découpage « spirituel » qui se superpose à celui des seigneuries « civiles », à compter de 1664.

Sous la responsabilité d’un curé et formée à partir d’une église comme point central, la paroisse des débuts comprend des superficies démesurées, grossièrement définies, pouvant inclure plus d’une seigneurie. Au fil des ans et des besoins, les villages se créent graduellement par eux-mêmes sans reconnaissance officielle. Lorsque le village parvient à obtenir l’exclusivité d’un curé, il accède à devenir une nouvelle paroisse, soit une communauté de fidèles identifiés par un territoire précis, désormais détaché de celui de la paroisse d’origine.

En Nouvelle-France, les activités communautaires et sociales se résument à la vie paroissiale. Bien davantage que le seigneur, le curé est l’élément moteur de la communauté paroissiale. Il a la responsabilité des registres de l’état civil et préside le conseil de la fabrique, composé d’habitants peu initiés aux affaires publiques, lequel demeure généralement sous sa tutelle. Plusieurs initiatives des fabriques vont d’ailleurs au-delà de la fonction religieuse, telle la prise en charge d‘écoles primaires rurales ayant existé sous le Régime français. Largement réalisées par bénévolat, les missions paroissiales requièrent quand même la mise en commun de ressources, d’où l’introduction du versement annuel de la dîme[2], à compter de 1667.

Bien que d’abord officiellement délimitées en 1722[3], ce n’est qu’en 1831, sous le Régime britannique, qu’une loi confirme civilement les subdivisions paroissiales antérieurement établies par les autorités ecclésiastiques.

L’organisation administrative sous le Régime français

À l’origine, la Nouvelle-France est l’un des territoires destinés à approvisionner la mère-patrie, la France, en ressources naturelles diverses (bois, fourrures, etc.). Même si la fondation de Québec remonte à 1608, l’occupation et le peuplement de ce très vaste territoire sont d’abord plutôt lents, essentiellement basés sur le déploiement graduel des seigneuries, ainsi que sur la forte centralisation des décisions autour du roi de France et de sa garde rapprochée.

Ainsi, le Conseil supérieur de Québec (devenu ensuite le Conseil souverain du Canada), organisme unique créé en 1663 par le roi Louis XIV, est la structure centrale qui gouverne toute la Nouvelle-France. Formé d’officiers royaux désignés et d’ecclésiastiques influents, il en gère toutes les missions, telles l’administration, l’ordre et la sécurité (voirie, police, justice, armée). À la tête de ce conseil, l’Intendant du Roi cumule, en sa personne, tous les pouvoirs civils. Certaines fonctions en matière de « gestion du territoire » sont délégués au Grand Voyer, officier nommé par le Conseil Supérieur et détenant des pouvoirs étendus (police, chemins publics, clôtures et fossés de ligne, « urbanisme », etc.). En 1706, un règlement ordonne d’ailleurs au Grand-Voyer d’obliger les habitants à contribuer en espèces ou en nature à la construction des chemins et des ponts, pour lesquels on y prévoit des journées de corvée.

Par ailleurs, pendant toute la durée du Régime français (environ 150 ans), il n’existe à peu près pas d’autorité locale civile en Nouvelle-France, ni de participation citoyenne aux décisions, principalement parce que :

  • la population peu nombreuse est dispersée le long des cours d’eau, accaparée par le défrichement du sol et isolée dans les seigneuries où la notion de propriété privée n’existe pas;
  • les services collectifs de base sont prodigués par les seigneurs, les paroisses et les commerçants;
  • les colons, immigrants français sous-éduqués pour beaucoup, sont méfiants envers toute administration sur laquelle ils n’ont aucune influence possible.

Dans ce régime autocratique, même les collectivités locales plus populeuses n’ont pas d’autorité, ni les moyens de s’en donner, pour régler leurs difficultés par elles-mêmes. Ainsi, les villes de Québec, de Trois-Rivières et de Montréal disposent temporairement, de 1647 à 1664, d’élus pouvant agir auprès du Conseil supérieur, mais leurs pouvoirs sont vite réduits à néant par l’opposition des autorités ecclésiastiques. Les seuls revenus de ces administrations locales urbaines proviennent de la location des étaux et boutiques publics, ainsi que des amendes perçues.

En l’absence d’autorités locales et de représentation populaire, y compris dans les villes, il est facilement compréhensible que le financement – et donc l’existence – de services collectifs demeure anémique pendant toute la durée du Régime français. Il importe malgré tout de souligner que :

  • le paiement du « cens », la redevance annuelle versée au seigneur par le colon sur le fonds de terre qu’il occupe, constitue à la fois un loyer et un impôt foncier local, puisqu’il est versé en contrepartie de la possession d’un bien-fonds et d’une prestation de services (transport, sécurité, justice, etc.) bénéficiant à toute la population seigneuriale;
  • parce que les « paroisses » formées à des fins religieuses sont les seules collectivités auxquelles les citoyens acceptent de s’identifier, les fabriques font figure d’autorités locales reconnues et la dîme devient une forme d’impôt perçue pour financer les services religieux et communautaires qu’elles dispensent.

Sources de référence relatives à la présente capsule

  • Le régime municipal de la province de Québec, Roger Bussières, ministère des Affaires municipales, 1964, pp. 14-15.
  • Rapport de la Commission royale d’enquête sur la fiscalité (Marcel Bélanger, prés.), gouvernement du Québec, décembre 1965, p. 289.
  • Histoire du régime municipal au Québec, Julien Drapeau, ministère des Affaires municipales, 1967-01-18, pp. 15 à 19.
  • Système politique et administratif des municipalités québécoises, Alain Baccigalupo, Éditions Agence d’Arc inc., 1990, pp. 3 à 10.
  • Petite histoire de la fiscalité québécoise, Normand Godbout É.A., Le Faisceau, Printemps 1997, p. 22.
  • Première imposition d’une dîme au Canada, Paul-François Sylvestre, L’Express (https://l-express.ca), 2009-08-18.
  • Régime seigneurial de la Nouvelle-France, Wikipédia (https://fr.wikipedia.org), consulté le 2016-11-24.

[1] Créée en 1627, la Compagnie de la Nouvelle-France, aussi appelée Compagnie des Cent-Associés mène la première intervention structurée de colonisation de l’Amérique par la France. Financée par une centaine d’actionnaires, dont faisaient partie Samuel de Champlain et le cardinal Richelieu, la nouvelle entreprise détient d’importants pouvoirs et privilèges octroyés par le roi Louis XIII, en échange de la promesse de « peupler la colonie de naturels Français catholiques ». Détentrice du monopole de la traite des fourrures et des droits de propriété sur toute la Nouvelle-France, elle y définit l’organisation territoriale et sociale basée sur le régime seigneurial – au total, plus de 250 seigneuries sont créées sous le Régime français -, modèle de développement qui continue de progresser après la dissolution de cette compagnie, en 1663.

[2] Une ordonnance de l’Intendant Jean-Talon du 23 août 1667 impose le prélèvement, au profit des ecclésiastiques qui desservent les cures, d’un impôt correspondant au vingt-sixième « tant de ce qui naît au Canada par le travail des hommes que de ce que la terre produit elle-même ». Le calcul s’effectue conformément à « l’estimation qui sera faite des fruits pendants en racine et étant sur le pied dix jours avant la récolte ou environ ».

[3] En donnant suite au règlement préalablement intervenu entre le gouverneur de Vaudreuil, l’intendant Bégon et Mgr de Saint-Vallier, l’arrêt du Conseil d’État du roi du 3 mars 1722 définit formellement, pour la première fois, chacune des paroisses religieuses. Il confère ainsi une existence civile à 82 districts paroissiaux répartis sur les trois régions de Québec (41), de Trois-Rivières (13) et de Montréal (28).