Raisonnablement informé? Vraiment?


Auteurs
M.STÉPHANE GAUVREAU, É.A
SERVICE DE L’ÉVALUATION – VILLE DE LAVAL
CHEF DE DIVISION
M.HUGO LÉVESQUE, É.A.
SERVICE DE L’ÉVALUATION – VILLE DE LAVAL
ÉVALUATEUR COORDONNATEUR
L’évaluation foncière municipale au Québec repose sur un partenariat entre les municipalités locales et le gouvernement du Québec. L’organisation des travaux d’évaluation foncière requiert une répartition des responsabilités entre ces deux entités.
Dans le cadre du présent article, l’attention sera tournée vers l’une des responsabilités municipales, soit celle obligeant l’évaluateur à justifier le contenu du rôle d’évaluation auprès des contribuables suivant une demande de révision. Les points de vue exprimés sont ceux des auteurs de cet article.
Le processus général de demande de révision de l’évaluation foncière étant déjà bien connu des intervenants du milieu municipal, il n’est pas pertinent de le décrire ici.
Au-delà de ce processus, il y a, de plus, la possibilité pour le contribuable de former un recours devant le Tribunal administratif du Québec (TAQ), ce qui nous amène au cœur du propos du présent texte.
En faisant fi des détails, lorsqu’il aura à se présenter devant le TAQ, l’évaluateur municipal devra préparer un rapport d’expertise ou une « évaluation particularisée » telle que la jurisprudence la qualifie généralement.
Or, qu’en est-il de cette expertise ou de cette « évaluation particularisée » comparativement au processus d’évaluation de masse ayant mené à la détermination de la valeur réelle de toute unité d’évaluation pour laquelle un recours aura été formé?
LES PARAMÈTRES
L’évaluation foncière municipale au Québec se distingue des autres types d’évaluation immobilière par l’uniformité des moyens techniques (Manuel d’évaluation foncière du Québec, dossiers de propriété, etc.) qui sont mis à la disposition de tous les intervenants en matière d’évaluation foncière municipale, ainsi que par l’équité des évaluations produites selon des résultats à atteindre et prescrits par la Loi sur la fiscalité municipale (LFM) et le règlement sur le rôle d’évaluation foncière (entre autres règlements).
Dans le cadre du partenariat mentionné précédemment, la première responsabilité des municipalités locales est de dresser les rôles d’évaluation foncière puis de les tenir à jour, le tout en conformité avec la législation et les règlements qui s’y rapportent. Ultimement, l’évaluateur doit « …justifier les valeurs et autres données inscrites au rôle d’évaluation auprès de leurs contribuables lors d’une demande de révision et, le cas échéant, devant les tribunaux appelés à trancher certains litiges. » tel que le MAMH l’indique en ligne (voir le lien suivant : Organisation des travaux d’évaluation foncière – Évaluation foncière municipale au Québec – Ministère des Affaires municipales et de l’Habitation (gouv.qc.ca)
Maintenant, quel sens doit-on donner aux mots « …justifier les valeurs… » apparaissant dans le texte qui précède? Compte tenu du contexte, nous comprenons évidemment qu’il s’agit de la valeur réelle.
Diverses publications spécialisées et les normes de pratique professionnelles de l’Ordre des évaluateurs agréés du Québec reconnaissent des différences fondamentales entre la « valeur marchande » et la « valeur réelle ». Celles-ci sont résumées dans le tableau au dessus de la page de droite.
Bien que chacune des différences observées soit importante pour bien comprendre les particularités respectives de chacune des deux définitions, nous désirons pour les fins du présent texte, nous attarder à l’interprétation qui devrait être donnée, selon notre point de vue, aux mots « …bien informés… » qu’on retrouve à la définition de la valeur marchande, comparativement aux mots « …raisonnablement informés… » que l’on retrouve au 2e alinéa de l’article 43 de la LFM et qui se lit comme suit : 2° le vendeur et l’acheteur sont raisonnablement informés de l’état de l’unité d’évaluation, de l’utilisation qui peut le plus probablement en être faite et des conditions du marché immobilier.
Pour illustrer cette différence fondamentale, prenons l’exemple de l’évaluation de l’emplacement. Lorsqu’il estime la « valeur marchande » d’une propriété, l’évaluateur agréé doit porter une attention particulière à l’environnement du sujet et à celui des comparables. Il évalue avec le plus d’objectivité possible une multitude d’attributs propres à la localisation, dont plusieurs sont subjectifs et excèdent la notion du « raisonnablement informé ». En guise d’exemple, on peut penser à la qualité d’une vue qui peut varier substantiellement, et ce même pour des emplacements voisins. On peut également citer la proximité d’une autoroute, dont le désagrément perçu dépend de multiples facteurs tels que le bruit, la vue et les odeurs, lesquels peuvent être contrebalancés par une meilleure accessibilité, et encore une fois varier d’un emplacement à l’autre. Si l’évaluateur municipal doit tenir compte de ces facteurs de localisation lorsqu’il découpe ses unités de voisinage, doit-il également le faire pour chacune des unités d’évaluation? Car faut-il le rappeler, chaque propriété est unique, à tout le moins en termes de localisation.
En contexte de « valeur réelle », ce n’est sans doute pas un hasard si le législateur a préconisé la notion « d’unités de voisinage » en tant que « clé de voûte de l’équité d’un rôle d’évaluation foncière » pour citer le Manuel d’évaluation foncière du Québec. À cet effet, il est bon de rappeler que l’objectif avoué des unités de voisinage est justement d’apparier les mêmes résultats d’évaluation à des propriétés similaires et localisées à proximité. Cela contraste avec l’idée que chaque unité d’évaluation doit avoir ses propres paramètres d’évaluation.
LE CADRE, MAINTENANT
Le travail de l’évaluateur municipal est fortement encadré par la Loi sur la fiscalité municipale ainsi que par les quatre règlements adoptés en vertu de cette même loi et, enfin, par le Manuel de l’Évaluation foncière du Québec, auquel le règlement sur le rôle d’évaluation foncière réfère constamment au fil de ses articles.
De ce fait, dans le cours de son travail, l’évaluateur se doit de travailler à l’intérieur de « limites rigides » qui lui sont imposées par la Loi et ses règlements. On en a un bel exemple à l’article 2 du règlement sur le rôle d’évaluation foncière qui stipule clairement que « Tout renvoi au manuel signifie que l’évaluateur doit se conformer aux consignes qui y sont énoncées. »
Rappelons à nouveau que l’évaluation municipale en est une dite « de masse » et que l’évaluateur doit procéder à l’élaboration d’un nouveau rôle tous les trois ans et qu’il doit, dans cet intervalle, procéder à l’évaluation de centaines, de milliers, voire de dizaines de milliers de propriétés. L’évaluateur municipal pour y parvenir doit bien sûr suivre un processus rigoureux dans le respect de la Loi et de ses règlements, ainsi que dans le respect de ses normes de pratique.
Donc, malgré ce qui précède, une fois que l’évaluateur a accompli son travail conformément à la Loi sur la fiscalité municipale et à la définition de la valeur réelle telle qu’elle y est décrite aux articles 42 à 46 inclusivement, aux divers règlements qui sous-tendent cette même Loi, à ses normes de pratique professionnelles, au Manuel de l’Évaluation foncière du Québec, aux diverses lois de la statistique qu’il est susceptible d’utiliser, tout cela à la recherche d’une plus grande équité fiscale, comment se fait-il que lorsqu’il se présente devant le TAQ, il doive alors procéder à une « évaluation particularisée » de la propriété dont la valeur est contestée?
RAISONNABLEMENT INFORMÉ?
Le terme « Évaluation particularisée » signifiant, dans les faits, que l’évaluateur doive procéder à une expertise en bonne et due forme de la valeur de la propriété. Or, de quelle valeur doit-il s’agir?
Si, pour ce faire, le Tribunal exige de l’évaluateur municipal d’être bien, sinon très bien informé des particularités touchant une unité d’évaluation donnée, nous nous éloignons alors forcément de la notion du « raisonnablement informé ». Rappelons que ce sont les mots retenus par le législateur lui-même à l’article 43 de la LFM, et qui sont utilisés pour définir en partie ce qu’est la valeur réelle.
D’une part, le législateur ne parle pas pour ne rien dire, et il s’agit certes d’un des éléments majeurs qui distingue la valeur réelle de la valeur marchande. Cela définit grandement le cadre du travail de l’évaluateur municipal ainsi que, faut-il le rappeler, l’uniformité et l’équité du concept de l’évaluation de masse.
D’un côté, le règlement sur l’évaluation foncière, qui régit la pratique de l’évaluation foncière au Québec, exige de l’évaluateur « municipal » qu’il procède à la confection du rôle d’évaluation selon un cadre précis et rigide. De l’autre, lorsque vient le temps de justifier le contenu de ce même rôle auprès des contribuables ou dans le cadre d’une demande de révision et plus spécifiquement devant le Tribunal, l’évaluateur doit reprendre son travail en isolant la propriété visée et en procédant à une expertise pointue selon les critères appartenant clairement à la définition de la valeur marchande et non à celle de la valeur réelle.
Par voie de conséquence, cette exigence vient en contradiction selon nous avec deux principes fondamentaux de la Loi et de ses règlements à savoir : l’uniformité du processus d’évaluation et l’équité fiscale.
À ce compte-là, est-ce à dire que toutes les unités d’évaluation mériteraient de faire l’objet d’une « évaluation particularisée »? Toute propriété ainsi traitée ne se trouverait-elle pas sortie du contexte de l’évaluation de masse? Le résultat de cette évaluation particularisée reflétera-t-il toujours la juste valeur réelle de la propriété ou sa valeur marchande ou même, dans certains cas, sa valeur d’entreprise? (Une entreprise étant une entité qui exerce une activité économique en matière de commerce, de finance, d’industrie ou de services selon la définition qui en est faite dans les NPP de l’ordre).
À titre d’exemple, on n’a qu’à penser à l’évaluation des hôtels, dont la méthode d’évaluation pourra différer du seul
fait qu’il soit nouvellement construit (méthode du coût) ou intégré au marché (méthode du revenu), et cela appuyés par les diverses jurisprudences.
LA NOTION DE L’ÉVALUATION DE MASSE ET LA STATISTIQUE
Nous avons jusqu’ici abordé deux principes fondamentaux du système d’évaluation foncière municipale au Québec, à savoir l’uniformité du processus d’évaluation et l’équité horizontale. On peut donc se poser légitimement la question : les outils statistiques contemporains peuvent-ils aider l’évaluateur à remplir son rôle à la fois avec performance et parcimonie, tout en respectant ces principes importants? Nous croyons que oui.
En guise d’exemple, rappelons-nous la conférence présentée au Rendez-vous de l’AÉMQ de 2022 à Québec par messieurs Hugo Lévesque et Dave Bouchard, tous deux évaluateurs agréés. Lors de cet événement, on nous a présenté la Procédure Itérative de Segmentation Aléatoire (PISA) conçue par monsieur Hugo Lévesque, É.A., co-auteur du présent article, et ayant fait l’objet de son mémoire de maîtrise de l’Université de Sherbrooke.
Or, il convient de se rappeler que ce qui différentie la PISA est qu’il s’agit d’une approche centrée sur les données, et qu’en ce sens aucune connaissance a priori du territoire n’est requise pour générer des indicateurs précis de la valeur de l’emplacement. Autrement dit, la PISA « constate » objectivement le marché, tout comme le veut la doctrine, ce qui ne dispense pas l’évaluateur de valider les résultats et y ajouter son expertise, notamment dans les secteurs où le nombre de transactions est limité. À ce titre, la PISA constitue selon nous un exemple de procédé statistique performant, qui peut non seulement contribuer à réduire la subjectivité dans l’évaluation de l’emplacement, mais aussi à uniformiser le processus de conception du rôle d’évaluation.
À l’image de plusieurs autres professions, le monde de l’évaluation foncière est en profonde transformation par l’évolution technologique en cours.
À l’ère de l’intelligence artificielle (IA), et peut-être en raison d’une information quelque peu idéalisée qui circule à propos de celle-ci, l’Humain se sent menacé. Pourtant, demain n’est pas la veille où un ordinateur assumera la responsabilité professionnelle d’un rôle d’évaluation, vulgarisera les résultats du rôle aux contribuables et aux élus, représentera l’OMRE au TAQ, embauchera et gérera les ressources humaines, et innovera par lui-même. À notre avis, l’Évaluateur ne doit pas ne peuvent s’appliquer à elle, et que la valeur réelle inscrite lui pose préjudice sur la base des écarts-types calculés?
LA FIN.
Dans le cadre des recours et des exigences requises, certains dossiers traînent en longueur, parfois pendant des années. De plus en plus de conférences préparatoires sont demandées ou exigées afin d’encourager l’évaluateur et l’expert du requérant à s’entendre. À négocier. Or, la loi est claire. Essentiellement, ce que l’évaluateur doit faire, c’est de « …vérifier le bien-fondé de la contestation ». Point à la ligne. Au lieu de cela, de longues heures de travail et de coûteuses auditions doivent alors avoir lieu, sacrifiant ainsi des ressources humaines et financières importantes pour les divers services d’évaluation alors que, souvent, la valeur inscrite se retrouve à l’intérieur de l’écart-type observé pour la catégorie d’immeuble dont fait partie la propriété faisant l’objet de la révision tel que nous l’avons mentionné plus haut. Le tout, au risque de le répéter, conformément à l’article 42 de la LFM.
Difficile de reconnaître que le public et, de fait, les contribuables soient bien servis à terme dans ces conditions.
N’y aurait-il pas lieu de se questionner à nouveau sur le sens profond de la définition de la valeur réelle parallèlement aux exigences de la loi sur la fiscalité municipale et des règlements qui la sous-tendent ?
Il ne reste qu’à souhaiter que le présent texte parvienne à susciter des discussions entre évaluateurs et autres intervenants du monde municipal, et qu’il permette d’entamer une réflexion à la question de manière beaucoup plus large.