La valeur réelle et la valeur marchande : deux notions en apparence identiques et pourtant si différentes !
Par Me Paul Wayland, DHC Avocats
Par Me Simon Frenette, DHC Avocats
La valeur réelle et la valeur marchande : deux notions en apparence identiques et pourtant si différentes !
La notion de valeur réelle est au cœur du processus d’évaluation des immeubles portables au rôle d’évaluation foncière prévu dans la Loi sur la fiscalité municipale (la « LFM »). Pourtant, le législateur y a consacré bien peu de place, laissant ainsi les tribunaux définir cette notion juridique et surtout la distinguer de la valeur marchande.
En effet, l’article 43 LFM définit comme suit ce qu’est une valeur réelle :
« 43. La valeur réelle d’une unité d’évaluation est sa valeur d’échange sur un marché libre et ouvert à la concurrence, soit le prix le plus probable qui peut être payé lors d’une vente de gré à gré dans les conditions suivantes:
1° le vendeur et l’acheteur désirent respectivement vendre et acheter l’unité d’évaluation, mais n’y sont pas obligés; et
2° le vendeur et l’acheteur sont raisonnablement informés de l’état de l’unité d’évaluation, de l’utilisation qui peut le plus probablement en être faite et des conditions du marché immobilier. »
À première vue, la valeur réelle pourrait être confondue avec la valeur marchande tant l’article 43 LFM ressemble à la définition de valeur marchande prévue dans les Normes de pratique professionnelle de l’Ordre des évaluateurs agréés :
« VALEUR MARCHANDE
C’est le prix sincère le plus probable, de la vente réelle ou présumée d’un immeuble, à une date donnée, sur un marché libre et ouvert à la concurrence et répondant aux conditions suivantes :
– les parties sont bien informées ou bien avisées de l’état de l’immeuble, des conditions du marché et raisonnablement bien avisées de l’utilisation la plus probable de l’immeuble;
– l’immeuble a été mis en vente pendant une période de temps suffisante, compte tenu de sa nature, de l’importance du prix et de la situation économique;
– le paiement est exprimé en argent comptant (dollars canadiens) ou équivalent à de l’argent comptant;
– le prix de vente doit faire abstraction de toute considération étrangère à l’immeuble lui-même et doit représenter la vraie considération épurée de l’impact des mesures incitatives, de conditions et de financement avantageux. »
Déjà, en 2006, Me Luc Villiard et M. Ernest Lépine, É.A., avaient présenté les distinctions dans le cadre d’une présentation au congrès de l’AÉMQ.
Il faut donc retourner dans la LFM pour y trouver des distinctions importantes. Premièrement, l’article 44 traite des immeubles qui ne sont pas susceptibles de faire l’objet d’une vente de gré à gré, tels des immeubles publics ou des immeubles ayant des caractéristiques particulières :
« 44. Le prix de vente le plus probable d’une unité d’évaluation qui n’est pas susceptible de faire l’objet d’une vente de gré à gré est établi en tenant compte du prix que la personne au nom de laquelle est inscrite l’unité d’évaluation serait justifiée de payer et d’exiger si elle était à la fois l’acheteur et le vendeur, dans les conditions prévues par l’article 43. »
Il serait certes légitime de se questionner sur la valeur marchande d’un immeuble qui n’est pas susceptible d’être transigé sur le marché immobilier… le législateur a ainsi souhaité établir une valeur à ces immeubles en précisant que le test consiste à considérer combien son propriétaire paierait s’il était à la fois le vendeur et l’acheteur. Ce test particulier permet donc d’établir une première distinction entre la valeur marchande et la valeur réelle, considérant que cette dernière notion constitue la base du régime de taxation des immeubles et que chaque propriétaire doit contribuer équitablement aux charges municipales.
Également, l’article 45 LFM établit une autre distinction, cette fois avec la notion de valeur au propriétaire notamment prévue dans la Loi sur l’expropriation, en précisant que « [p]our établir la valeur réelle d’une unité d’évaluation, il faut notamment tenir compte de l’incidence que peut avoir sur son prix de vente le plus probable la considération des avantages ou désavantages qu’elle peut apporter, en les considérant de façon objective. ». Dans un jugement sévère pour les autorités municipales en matière de présomption de valeur nominale, la Cour d’appel soulignait qu’un bien devrait avoir la même valeur qu’il soit dans les mains d’une autorité publique ou d’un propriétaire privé :
« [49] À mon avis, aucune de ces considérations n’aurait dû empêcher l’application de la présomption de valeur nominale au cas qui nous préoccupe. D’abord, en traitant différemment le cas d’un propriétaire privé de celui d’un organisme public, le BREF fait un glissement dangereux vers une valeur subjective de l’unité d’évaluation. La valeur recherchée pour fins d’inscription au registre est une valeur d’échange objective – et non une valeur au propriétaire. La présomption de valeur nominale d’un terrain zoné parc correspond en fait à cette valeur: Dans l’affaire 2325-9914 Québec Inc. c. C.U.M. et Ville de Montréal où la même question est étudiée, le commissaire Boileau explique très bien le principe:
Lorsque l’article 44 dit que la valeur réelle d’une chose peut correspondre au «prix que son propriétaire serait justifié de payer et d’exiger s’il était à la fois l’acheteur et le vendeur», il ne dit pas d’évaluer les droits du propriétaire ou la position du propriétaire, car il précise «dans les conditions prévues à l’article 43». Même dans le cas de l’article 44, il s’agit donc encore d’une vente entre un vendeur et un acheteur «raisonnablement informés … de l’utilisation qui peut être faite (de la chose à évaluer) et des conditions du marché immobilier». Or, justement, sur un marché libre, chacun tient compte de l’utilisation possible de la chose, ou encore en fixe le prix suivant la productivité économique globale de la chose.
[50] Décider qu’un terrain est présumé valoir 1$ lorsque détenu par des intérêts privés et que cette présomption ne tient pas lorsque le propriétaire est un organisme public revient à lui accorder une valeur différente selon l’identité de son propriétaire. À mon avis, un tel raisonnement va à l’encontre de l’un des principes de base en matière d’évaluation foncière. »[1]
Une autre illustration de ce principe nous provient de l’affaire Longueuil (Ville de) c. Coopérative d’habitation Centenaire[2] où la Cour du Québec, en appel du TAQ, devait déterminer la valeur de l’unité d’évaluation constituée d’un immeuble détenu par une coopérative d’habitation. Essentiellement, le propriétaire invoquait son statut de coopérative et les limitations liées à l’exploitation de tels immeubles afin de soutenir une valeur correspondant à moins de la moitié de la valeur inscrite au rôle d’évaluation. Dans son analyse, la Cour du Québec réitérait que la notion de valeur réelle excluait le statut du propriétaire :
« [65] Comme on peut le constater dans le texte même des articles 42 à 46.1 LFM, il n’y a aucune référence au concept de propriétaire, ce qui laisse à entendre que l’identité, la qualité et le statut du propriétaire d’un immeuble ne sont pas pertinents dans l’évaluation d’un immeuble.
[66] En revanche, la qualité, le statut et l’identité du propriétaire deviennent pertinents au niveau des exemptions. Aux articles 203 et suivants LFM nous retrouvons une panoplie de propriétaire qui peuvent bénéficier d’exemptions. Ainsi, et bien que ce ne soit pas l’objet du présent appel, on notera que les seules coopératives qui font l’objet d’une exemption sont les coopératives de garderie[18].
[67] Selon le Tribunal, cette dichotomie dans la loi constitue un indice, voire une indication très forte, que le législateur ne désirait pas que le statut, la qualité ou l’identité du propriétaire d’un immeuble soit pris en compte lors de l’évaluation d’une unité et ce, à quelque titre que ce soit.
[111] En ne faisant pas les distinctions dont le Tribunal fait état aux paragraphes ci-hauts – distinctions qu’il qualifie d’essentielles – le résultat de l’exercice auquel se livre le TAQ fait en sorte qu’on se retrouve d’avantage avec une “valeur au propriétaire” qu’une “valeur réelle”, au sens des articles 42 et suivants LFM.
[112] Selon l’auteur Jacques Forgues[39] :
«L’article 43 L.F.M. n’a toutefois pas pour effet de remettre en cause les éléments de la valeur. Au contraire, en référant aux conditions du marché, il indique qu’il nous faut toujours avoir à l’esprit les éléments constitutifs de la valeur qui sont à la base du consensus qui intervient entre acheteurs et vendeurs. C’est une indication du fait qu’il ne faut pas rechercher la valeur pour un propriétaire en particulier, mais pour tous les propriétaires potentiels, acheteurs et vendeurs, agissant sur le marché. Il y a donc nécessairement objectivation.»
(soulignés ajoutés)
[113] De plus, la LFM vise à évaluer un immeuble in se. Voilà le sens qu’il faut donner à l’expression “valeur réelle”, soit la valeur qui se rattache à la chose elle-même, sans égard à son propriétaire.
[114] Cette prémisse entraîne nécessairement que l’évaluation doit être faite sans égard aux ententes particulières entre les locataires, le propriétaire et les tiers et indistinctement aussi de la forme de détention de la propriété ou de la qualité de son propriétaire.
[115] La “mission” de l’évaluateur étant de rechercher la valeur économique, l’établissement de la valeur réelle doit se faire de façon objective»
Quant au fondement de la valeur réelle, la Cour rappelait qu’elle était intimement liée au principe de répartition équitable des dépenses municipales :
« [83] Le but de la LFM est d’assurer une source de financement pour les dépenses municipales. Un de ses objectifs est de répartir équitablement les dépenses municipales entre les citoyens. Le législateur a choisi pour ce faire un régime où l’assiette fiscale est basée sur la richesse foncière. Permettre d’éluder une partie de l’assiette fiscale par des conventions particulières fait obstacle à un traitement équitable des citoyens entre eux. Voilà pourquoi le principe de l’intégrité de l’assiette fiscale est capitale en fiscalité municipale. »
Plus récemment dans deux décisions rendues dans le dossier , le TAQ appliquait ce principe en refusant non seulement d’appliquer la présomption de valeur nominale[3] à un immeuble soumis à des servitudes réelles de conservation, mais également à en dégager une valeur au rôle d’évaluation de 789 400 $[4]. Le Tribunal s’exprimait comme suit :
« [56] En vertu du principe de l’intégrité de l’assiette fiscale et du principe de l’équité horizontale entre tous les contribuables, il serait pour le moins surprenant que l’on puisse soustraire de telles propriétés de l’assiette fiscale, et ce, par d’aussi simples manœuvres que la création de servitudes réelles. En effet, le principe veut que toutes les propriétés, sauf les exceptions prévues à la LFM, soient imposables, et l’inscription au rôle d’évaluation foncière de la propriété constituant le fonds servant ne peut dépendre de la seule volonté d’un seul propriétaire du fonds dominant.
[57] Même s’il semble que ce ne serait pas la volonté des propriétaires du fonds dominant en date de référence, il n’empêche que le Tribunal est d’avis qu’un acheteur éventuel, agissant sur un marché libre et ouvert à la concurrence, prendrait en compte le potentiel qu’offre la propriété. Et force est de constater que la propriété offre de réelles et concrètes possibilités, malgré les restrictions qui l’affectent.»
Une autre manifestation importante du caractère distinct de la valeur réelle au sens de la LFM provient d’une modification législative explicite du législateur en 1992 ;le législateur est en effet intervenu en y introduisant l’article 45.1 LFM (avec une portée déclaratoire au 21 décembre 1979), qui énonce que « [p]our l’application des articles 43 à 45, le vendeur est réputé détenir tous les droits du locataire à l’égard de l’unité d’évaluation. ». Par ces quelques mots, le législateur énonce que la somme de la valeur d’une unité d’évaluation doit correspondre à « la somme de la valeur des intérêts du propriétaire et de ceux des locataires »[5].
Pour les évaluateurs œuvrant dans l’évaluateur d’immeubles à revenu, cette disposition autorisera l’utilisation d’un « loyer paritaire » lorsque les loyers en place s’écartent du marché, par exemple lorsqu’un bail a été conclu à une date trop éloignée de la date de référence.
Dans l’affaire Québec (Communauté urbaine) c. Provigo Distribution inc.[6], la Cour d’appel prônait une utilisation en toute circonstance du loyer paritaire afin de traiter l’ensemble des contribuables équitablement :
« [44] Comme l’indique Me Forgues, à son ouvrage, les organismes et tribunaux spécialisés semblent prôner l’utilisation «en toutes circonstances, du loyer paritaire».
[45] Rien ne me permet d’affirmer que cette interprétation de la Loi – portant sur une méthode d’évaluation – soit erronée.
[46] La prétention des appelantes, selon laquelle on devrait recourir aux loyers marchands uniquement dans le cas où les loyers contractuels sont désavantageux pour le propriétaire, constitue une distorsion du principe énoncé à l’article 45.1 de la Loi sur la fiscalité municipale. La Loi – du moins je l’espère – vise à traiter tous les contribuables avec équité et non pas, comme le suggèrent les appelantes, à maximiser en toutes circonstances les revenus des municipalités au mépris des principes de justice, d’équité et d’égalité devant la loi. »
Ce principe était par ailleurs analysé par la Cour du Québec en 2018 dans l’affaire Canadian Austin Group Co. c. Ville de Longueuil[7] qui qualifiait ce principe de non controversé.
Ainsi, bien qu’a priori les notions de valeur réelle et de valeur marchande puissent sembler être apparentées, l’intervention du législateur dans la LFM et l’interprétation qu’en font les tribunaux permet des les distinguer à plusieurs égards. La notion de valeur réelle est donc une valeur objective qui répond aux impératifs d’équité entre les contribuables qui doivent contribuer aux dépenses municipales en fonction de la valeur de leurs propriétés. Parions que les tribunaux, interpellés par les divers intervenants du domaine de l’évaluation foncière, continueront à définir les contours de la notion de valeur réelle. À suivre donc !
[1] Société de développement des entreprises culturelles (S.O.D.E.C.) c. Notre-Dame-de-l’Île-Perrot (Paroisse), 2000 CanLII 1245 (C.A.)
[2] 2010 QCCQ 1919
[3] The Ruiter Valley Land Trust c Canton de Potton, 2020 CanLII 3632 (TAQ)
[4] The Ruiter Valley Land Trust c Canton de Potton, 2021 CanLII 16666 (TAQ)
[5] Voir également à cet effet l’arrêt Iberville c. Société d’habitation du Québec, J.E. 87-427
[6] 2000 CanLII 9899 (CA)
[7] 2018 QCCQ 9405