Il y a dix ans, la Cour suprême se prononçait
Par M. Normand Godbout, É.A.
Il y a dix ans, la Cour suprême se prononçait.
Il y a dix ans, la Cour suprême du Canada [1] se prononçait en matière d’évaluation municipale : elle déclarait déraisonnable d’évaluer un parc public à une valeur nominale.
L’affaire Halifax
Il y a dix ans, la Municipalité régionale d’Halifax demandait à la Cour suprême de se prononcer sur un sujet d’intérêt national dont les conséquences risquaient d’être ressenties à travers tout le Canada : le ministre fédéral responsable du programme des PERI[2] avait décidé d’évaluer à une valeur nominale une grande partie du terrain d’un parc public dont il était propriétaire à Halifax. Une telle prise de position du ministre menaçait de créer une nouvelle pratique de l’évaluation foncière dans toutes les provinces où le gouvernement fédéral est propriétaire de parcs nationaux, puis éventuellement d’influencer l’inscription au rôle de tous les parcs publics d’un océan à l’autre.
Dans une décision unanime rédigée par le juge Cromwell, les neuf juges de la Cour suprême se prononçaient alors en ces termes :
[14] La citadelle, une propriété appartenant au gouvernement fédéral, occupe un terrain d’environ 48 acres au milieu du centre-ville de Halifax. Le lieu a conservé une vocation militaire depuis la fondation de Halifax, en 1749, jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Halifax l’a maintenant désignée « zone de parc et d’équipement collectif » et elle est désignée lieu historique national en vertu du Décret sur les lieux historiques nationaux du Canada […]. Les parties s’entendent pour dire que l’utilisation optimale de la citadelle est celle de lieu historique national. Exploitée comme telle, la citadelle est soumise à des restrictions sévères quant à son utilisation et à son aménagement.
[1] Le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux a établi qu’environ 40 acres du lieu historique national du Canada de la Citadelle-d’Halifax n’ont qu’une valeur nominale pour les besoins de l’imposition municipale. La question principale en l’espèce consiste à savoir si la décision du ministre était raisonnable. À mon humble avis, elle ne l’était pas.
La Cour suprême déclarait déraisonnable d’évaluer un parc public à une valeur nominale.
La méthode d’évaluation
La Cour suprême déclarait déraisonnable d’attribuer à un parc public une valeur nominale en n’utilisant, comme unique méthode d’évaluation, qu’un postulat ex cathedra de valeur nominale :
[5] En l’espèce, le ministre a décidé qu’un lieu historique national n’a effectivement aucune valeur s’il ne se prête pas à des usages bénéfiques sur le plan économique. Il a donc conclu qu’environ 40 acres du lieu de la citadelle valent 10 $. Cette conclusion m’apparaît déraisonnable.
[18] Deux méthodes d’évaluation fort différentes ont été soumises au comité, l’une préconisée par Halifax et l’autre par le gouvernement canadien. Au risque de généraliser à l’excès, la différence principale entre les méthodes tient à ce qui suit. Halifax a fondé son évaluation sur la valeur marchande des propriétés voisines en y apportant divers ajustements, mais elle a accordé peu d’importance aux restrictions à l’utilisation qui sont inhérentes à la désignation de lieu historique. Le gouvernement canadien, pour sa part, est parti du postulat que ces restrictions enlevaient en fait toute valeur à la propriété, sauf dans la mesure où celle-ci pouvait effectivement se prêter à des usages commerciaux.
Mais la Cour suprême évitait de s’immiscer dans le champ de pratique des évaluateurs professionnels et de suggérer une méthode d’évaluation :
[58] Déterminer pour les besoins d’une évaluation la valeur […] d’une propriété dont l’utilisation optimale est celle d’un lieu historique national représente un défi de taille. Même si j’ai conclu que la façon dont le ministre a abordé cette tâche était déraisonnable, compte tenu du dossier dont il était saisi, je ne dis aucunement dans ces motifs que j’approuve ou que j’adopte une méthode en particulier à l’égard de ce délicat problème d’évaluation. Je ne laisse pas non plus entendre que le ministre, pour agir raisonnablement en l’espèce, était tenu d’adopter la méthode d’évaluation préconisée par la municipalité ou qu’il ne devait pas prendre en compte des restrictions à l’utilisation inhérentes à l’utilisation optimale de la propriété en tant que lieu historique national. La preuve qui sera présentée au ministre dans l’affaire précise [le] déterminera.
Le principe d’évaluation
La Cour suprême déclarait déraisonnable d’évaluer à un montant nominal un terrain assujetti à un zonage « de parc et d’équipement collectif » lorsque l’utilisation optimale de ce terrain est précisément celle d’un parc public.
Elle insistait d’abord sur la nécessité de bien identifier l’utilisation optimale du terrain à évaluer. Dans le cas du parc de la Citadelle-d’Halifax, le consensus objectif des experts évaluateurs à reconnaître l’utilisation de lieu historique comme sa meilleure utilisation ne laissait aucun doute :
[14] […] Les parties s’entendent pour dire que l’utilisation optimale de la citadelle est celle de lieu historique national.
Puis elle déclarait déraisonnable de laisser croire que la valeur d’un tel terrain puisse être anéantie lorsqu’il reçoit le meilleur usage qu’il est en droit de recevoir :
[52] […] Bien que les parties se soient entendues pour dire que l’utilisation optimale de la propriété était celle de lieu historique national, le ministre a en fait décidé que son utilisation effective à cette fin n’avait aucune valeur.
[30] […] l’évaluation ne trouve pas une justification satisfaisante […] et elle est incompatible avec l’utilisation optimale du site comme lieu historique national.
[Arrêt] […] En l’espèce, la décision du ministre est déraisonnable.
En application du principe [3] de l’usage le meilleur et le plus profitable [4], la Cour jugeait incompatible d’imputer à un terrain une valeur nominale si sa mise à la disposition du grand public s’avérait l’idéale et la plus avantageuse de ses potentialités.
L’appel à la vigilance
Dans un bref aparté, la Cour suprême lançait même un avertissement de précaution à l’égard de certaines décisions des tribunaux provinciaux. Elle donnait [5] en exemple deux décisions de la Cour d’appel du Québec :
[54] […] Je ne dis pas qu’une propriété assujettie à la Loi ne peut jamais se voir attribuer une valeur nominale. Par exemple, il se peut que, dans certains cas, l’autorité évaluatrice attribue une valeur nominale à une propriété qui est de son ressort : voir, p. ex., Notre-Dame-de-l’Île-Perrot (Paroisse de) c. Société générale des industries culturelles, [2000] R.J.Q. 345 (C.A.) ; Québec (Communauté urbaine) c. Fondation Bagatelle Inc., 2001 CanLII 15060 (C.A. Qué.),
Mais elle ne suggérait aucune interprétation de l’antinomie de ces deux décisions dans lesquelles la Cour d’appel du Québec avait évalué, à quelques mois d’intervalle, le parc historique de la Pointe-du-Moulin à 1 $ et le parc historique du Domaine Cataraqui à près de deux millions de dollars.
L’arrêt Halifax
Ainsi se prononçait la Cour suprême du Canada en décembre 2012. Elle déclarait déraisonnable d’évaluer à une valeur nominale un terrain dont l’utilisation optimale est celle de parc public :
La conclusion qu’un terrain de 42 acres situé en plein cœur d’un grand centre métropolitain n’a aucune valeur aux fins de taxation peut difficilement être considérée juste ou équitable.
[1] Halifax (Regional Municipality) c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2012 CSC 29.
[2] PERI : Paiements versés en remplacement d’impôts fonciers des immeubles fédéraux.
[3] Ce principe d’évaluation (the concept of highest and best use) est expliqué aux chapitres 4 et surtout 12 de : Institut canadien des évaluateurs/Appraisal Institute of Canada, 2002, The Appraisal of Real Estate, Second Canadian Edition, University of British Columbia, UBC Commerce Real Estate Division.
[4] Normes de pratique professionnelle (2021) de l’Ordre des Évaluateurs agréés du Québec : USAGE LE MEILLEUR ET LE PLUS PROFITABLE : « L’usage le meilleur et le plus profitable est celui qui, au moment de l’évaluation confère à l’immeuble la valeur la plus élevée soit en argent, soit en agrément et/ou commodité d’un lieu »; https://oeaq.qc.ca/wp-content/uploads/2021/03/NPP.pdf.
[5] La Cour suprême cite également la décision Gander (Gander International Airport Authority Inc. c. Gander (Town), 2011 NLCA 65, 313 Nfld. & P.E.I.R. 125) où l’imbroglio du choix entre la méthode du coût et celle du revenu s’est soldé « in determining that property was properly valued at one dollar » (sic).