Entretien différé ou usure normale… Le ciel peut-il vous tomber sur la tête?

Par Sylvain Tremblay É.A., Ville de Saguenay

Dans le cadre de sa pratique, l’évaluateur municipal est souvent confronté à des situations où il doit déterminer si les déficiences de composantes d’un bâtiment sont attribuables à un entretien différé ou à une usure normale et ensuite, décider du traitement en termes de valeur. On pense à la toiture, au revêtement extérieur, aux systèmes mécaniques ou à d’autres composantes dont la durée de vie utile est inférieure à la vie économique du bâtiment.
À la lumière de décisions récemment rendues par le TAQ dans l’affaire 9806784 Canada inc. (Morguard)[1], révisons le processus décisionnel auquel l’évaluateur est confronté : considérer l’usure normale prise en compte dans l’application des différentes méthodes d’évaluation ou déduire de la valeur un montant en lien avec des travaux imminents.
L’affaire Morguard
Dans cette affaire où la toiture est en cause (un cas classique auquel est souvent confronté l’évaluateur), les faits soumis au TAQ étaient les suivants :
- Le 15 septembre 2016, Morguard fait l’acquisition d’un portefeuille de quatre (4) immeubles industriels dont la mise en vente a été faite en septembre 2015 par voie d’invitation;
- Tant en amont qu’en aval de cette transaction, diverses expertises quant à l’état des toitures sont réalisées. Une première -réalisée en 2014 à la demande du vendeur- conclut que les toitures, compte tenu de leur âge, ne font pas l’objet d’une détérioration prématurée. En 2016, une firme mandatée par l’acheteur procède à un nouvel examen des toitures : elle en arrive au même constat, mais ajoute qu’il faudra en prévoir le remplacement à court terme (2 à 4 ans);
- Le prospectus d’achat prévoit d’ailleurs que des investissements de plus de 2 M$ en dépenses en capital, principalement pour la réfection des toitures, au cours des cinq prochaines années
- En juin 2018, un nouveau rapport d’inspection indique que le coût de réfection des toitures est maintenant de plus de 3 M$;
- Sur la base de cette dernière expertise, l’expert-évaluateur de Morguard propose au TAQ de déduire ce montant -désindexé en date de référence- des résultats qu’il obtient de l’élaboration des différentes méthodes d’évaluation;
- Quant à l’évaluateur municipal, il est d’avis qu’il n’a pas à tenir compte de ces travaux et qu’aucun ajustement ne doit être apporté aux résultats qu’il obtient par les trois (3) méthodes d’évaluation usuelles.
Nous nous retrouvons donc devant des immeubles industriels multilocatifs dotés d’une structure d’acier avec un toit plat en revêtement multicouche, construits en 1999 et ayant une aire brute au sol variant de 3000 à 8000 m² chacun. Alors que le MEFQ et des firmes spécialisées suggèrent une durée de vie d’environ 20 ans pour une telle toiture, celles qui nous concernent ici sont donc âgées de 18 ans à la date de référence (1er juillet 2017).
Bref, on se retrouve avec des toitures en fin de vie (horizon de remplacement de 2 à 4 ans), mais qui ne souffrent pas d’entretien différé et ne nécessitant des investissements à très court terme (notion d’urgence). La question est simple : par Toutatis, le ciel peut-il nous tomber sur la tête?

Processus décisionnel
L’évaluateur doit décider s’il y a opportunité de considérer une moins-value spécifique en lien avec le remplacement des toitures. Il doit d’abord se poser la question suivante : est-il en présence d’une détérioration physique corrigible devant être considérée au chapitre des détériorations additionnelles ou plutôt en présence de détériorations physiques incorrigibles étant donné que les toitures se rapprochant de la fin de leur vie utile, celles-ci relevant d’une usure normale compte tenu de son utilisation.
Détériorations physiques corrigibles
Le Guide de dépréciation des immeubles industriels indique que les détériorations physiques corrigibles incluent généralement la correction de l’entretien différé, à savoir celui nécessitant une intervention immédiate. Une telle détérioration influence la valeur réelle d’un bâtiment puisqu’un acheteur avisé en tiendrait compte dans la détermination de son prix d’acquisition.
Dans le cas de Morguard, la preuve a clairement démontré que les toitures étaient dans un état satisfaisant compte tenu de leur utilisation en date de référence (2017) et qu’aucun travail de nature « immédiate » ne devait être pris en considération, même si leur
remplacement à court terme devait être envisagé. Il a d’ailleurs été mis en preuve que l’une d’entre elles avait été remplacée en 2020, soit près de 21 ans après la construction du bâtiment.
Détériorations physiques incorrigibles
Toujours selon le Guide, de telles détériorations désignent des situations où les travaux de correction nécessaires sont impossibles à effectuer ou économiquement injustifiables, compte tenu des caractéristiques du bâtiment concerné et du contexte existant à la date de référence. Le procédé âge-vie peut alors s’appliquer lorsque l’on rencontre une telle situation.
Conclusion
Bien qu’elles soient en fin de vie, les toitures ne souffrent pas d’un entretien différé, et il n’y a donc pas matière à une déduction à titre de désuétude physique corrigible. En effet, puisque la toiture est dans un état satisfaisant compte tenu de son utilisation et qu’aucun rapport d’expertise ne mentionne qu’elle devra faire l’objet de travaux imminents, aucun montant ne devrait être déduit.

Traitement et méthodes d’évaluation
S’il importe bien sûr de considérer l’état d’un bâtiment dans l’élaboration des méthodes d’évaluation, il faut s’assurer de ne pas doublement en pénaliser la valeur.
Méthode du coût
Dans Morguard, seul l’évaluateur municipal a utilisé la méthode du coût. Après examen des expertises de 2014 et de 2016, il conclut qu’aucune détérioration physique additionnelle ne doit être considérée puisque les toitures ne souffraient d’aucune désuétude autre que celle attribuable au passage du temps. Les rapports externes ne signalaient d’ailleurs pas de trace d’infiltrations d’eau ou de problématique requérant une intervention immédiate.
Par conséquent, seule la désuétude physique incorrigible est retenue selon le procédé âge-vie. On considère ainsi que la dépréciation physique incorrigible tenait compte de l’usure normale de la toiture, la proximité de leur fin de vie n’étant pas pertinente puisque déjà considérée dans le calcul de l’âge effectif du bâtiment. Ce traitement est d’ailleurs celui retenu par le TAQ Winpak-Heat Seal Packaging c. Vaudreuil-Dorion (Ville)[2].
Méthode du revenu
Cette méthode a été utilisée et retenue par les deux évaluateurs au dossier.
L’évaluateur de Morguard, après avoir retenu les hypothèses usuelles, procède à un ajustement post-actualisation dont l’ampleur est en fonction de l’estimé de 2018, montant des travaux prévus à court terme. Cette approche ne sera pas retenue par le TAQ qui, comme l’évaluateur municipal, considère plutôt que la moins-value associée à l’âge des toitures est considérée dans la réserve structurale, réserve dont le pourcentage est en l’espèce estimé à 2% du revenu brut effectif généré par les immeubles concernés :
[173] Lors de l’application de la technique d’actualisation directe, le coût de remplacement des composantes physiques dont la durée de vie est inférieure à celle de l’immeuble peut avoir une influence sur deux postes de calcul : la réserve structurale et l’ajustement post-actualisation. Mais ces deux postes ne sont pas interchangeables.
[174] La réserve structurale est essentiellement un calcul hypothétique dans lequel un poste de dépense théorique est soustrait aux RBE. On la qualifie de dépense théorique puisque lors de la vente de l’immeuble, le vendeur ne transfère pas à l’acquéreur le montant constitué par cette réserve.
[175] Évidemment, lorsque le calcul du revenu net prend en considération une réserve structurale, la détermination du TGA doit être élaborée avec le même procédé, ce qui est le cas en l’espèce.
[176] La dépense en capital, bien qu’elle puisse référer à des éléments similaires à ceux prétendument pris en compte dans la réserve structurale, a une application légèrement différente.
[177] La dépense en capital fait référence à des coûts de réparation ou de remplacement de composantes de l’immeuble non récurrent, mais dont les travaux sont imminents au moment de l’analyse.
[178] Le prospectus de vente indique clairement que les toitures devront être refaites, mais dans un horizon de cinq ans. Cet horizon tempère l’urgence des réparations.
[179] Pour le Tribunal, même si les besoins de réparation des toitures semblent connus en date de référence, le moment de la réfection semble plutôt incertain. Il n’y a donc pas lieu d’effectuer un ajustement post-actualisation, la réserve structurale couvre le risque lié à ce type de travaux.
Ce traitement est, encore là, en ligne avec la décision Winpak-Heat Seal Packaging dans laquelle le TAQ considère que des ajustements post-actualisation ne doivent être faits que dans les cas où le bâtiment souffre d’un entretien différé.
Fait intéressant dans Morguard, le bail-type utilisé par l’acheteur depuis son acquisition permet de récupérer le coût des travaux reliés aux toitures et à d’autres composantes physiques de l’immeuble : les prochaines années nous permettront de constater s’il s’agit là d’un nouveau phénomène de marché.
Méthode de comparaison
Cette méthode a été utilisée, mais non retenue par les deux évaluateurs au dossier. Le traitement de l’état de la toiture de l’immeuble à évaluer est simple : il suffit de s’assurer que la toiture de chacun des immeubles comparables soit dans le même état ou similaire et, si nécessaire de procéder aux ajustements appropriés.

Conclusion
L’évaluateur n’a pas à procéder à des ajustements, que ce soit en post-actualisation pour la méthode du revenu ou en considération d’une désuétude additionnelle lors de l’application des méthodes du coût et de comparaison.
La présente discussion m’amène à en conclure que face à un constat factuel (donc présent!) l’évaluateur doit regarder vers le futur pour déterminer la valeur d’un immeuble :
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- Le taux d’actualisation (méthode du revenu) ne permet-il pas de traduire en valeur les revenus envisageables sur plusieurs années en leur accordant le poids relatif au délai à les encaisser?
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- La dépréciation (méthode du coût) ne repose-t-elle pas sur une prédiction par l’observateur du marché qu’est l’évaluateur quant à la durée de vie restante d’un bâtiment?
Certains parleront de « valeur future » ou de la « valeur potentielle ». Référant à Jean-Guy Desjardins, le grand Jacques Forgues rappelait très récemment[3] que la valeur potentielle s’établit en fonction d’une utilisation future à laquelle le bien répond et qu’elle est incluse dans la valeur réelle. La lecture de la doctrine nous permet de rattacher cela à l’un des principes fondamentaux de l’évaluation foncière du Québec : le principe d’anticipation. Un principe souvent méconnu…
Nous y reviendrons!